S’interroger sur la notion de francophonie en contexte colombien semble avoir une réponse évidente, rattachée au sens commun qui s’y installe : la francophonie désigne tout simplement ce qui est lié à la langue et à la culture française. Pour autant, dans le cadre de l’intérêt de l’étude visant à s’interroger sur des termes, tels que la francophonie, en lien avec le développement des pédagogies des langues et des cultures à partir d’une approche critique - particulièrement du français langue étrangère - et de la formation de futurs enseignants de cette langue, il semble pertinent de remettre en question cette notion. Puis, il convient de se pencher sur les différentes acceptions autour de la francophonie et de la langue française, non seulement à l’intérieur des contextes d’enseignement ou institutionnels mais aussi dans l’espace public, et en l’occurrence dans la presse écrite régionale et nationale colombienne.
L’intérêt de mener une analyse des discours médiatiques (principalement de la presse écrite) repose sur l’hypothèse que certains discours, entendus en tant que pratiques sociales capables d’agir sur la réalité (Lamprea-Abril, 2020), participent activement au contexte socio-culturel de référence des enseignants en formation et des apprenants du français, au-delà du cadre institutionnel où ils s’inscrivent et apprennent la langue (universités, écoles, centres d’enseignement, etc.). Ici, ce cadre de référence socio-culturelle correspond au contexte colombien - que l’on pourrait aussi dénommer contexte épistémique, entendu comme celui qui recouvre « les croyances et les valeurs communes aux locuteurs » (Sarfati et Paveau, 2014, p. 209) -, lequel explore la configuration d’imaginaires socio-discursifs sur la langue et la culture.
De ce point de vue, notre questionnement converge vers la question suivante : comment la francophonie - en étroite relation avec la langue française - est-elle configurée dans les discours de la presse écrite colombienne ? Ici, la presse écrite, appartenant aux discours médiatiques, est perçue comme un phénomène social, un champ symbolique producteur de discours qui participe à la construction des sens du social et sert à la démocratie citoyenne : « [le symbolique du discours médiatique] constitue cette machine qui fait fonctionner les communautés sociales et qui témoigne de la façon dont les individus, êtres collectifs, régulent le sens social en construisant des systèmes de valeurs » (Charaudeau, 2011, p. 11).
Dans cet article, l’objectif est d’examiner les manières dont se définissent les contours discursifs de la question francophone et sa représentation en Colombie dans la presse écrite, à partir de l’étude d’un corpus de 35 articles journalistiques, tout en prenant comme base les termes clés :francofonía, francófono, francófona, lengua francesa et francés. La réflexion débutera en apportant des précisions théoriques sur la caractérisation générique de ce qu’on appelle discours de presse et ses particularités. Ensuite, nous détaillerons nos choix méthodologiques pour la sélection des articles constitutifs du corpus de base et de son analyse. Finalement, nous tenterons de justifier, à l’aide de l’analyse d’indices linguistiques et discursifs, la formulation d’hypothèses interprétatives élaborées autour du discours francophone en contexte colombien.
Pour comprendre la manière dont la question de la francophonie est élaborée dans le discours médiatique colombien, particulièrement dans la presse écrite, il convient d´aborder théoriquement certaines caractéristiques de ce que l’on appelle « discours de la presse écrite », à savoir, son effet d’objectivité, le postulat de polyphonie constitutive, ainsi que celui de dialogisme et de mémoire. À partir de cette approche théorique, il s´agira de tenter de dévoiler les particularités de ce type de discours et sa participation dans la construction de sens et d’imaginaires sur l´enjeu francophone, en l’occurrence dans l’espace public.
De nos jours, délimiter le discours de presse semble relever d’une entreprise titanesque. Pour autant, on pourrait convenir que la presse « fournit une documentation incontournable pour comprendre des sujets sociétaux contemporains ou passés » (Ringoot, 2014, p. 3). Autrement dit, l’étude du discours de la presse est censée donner des pistes sur la complexité des élaborations discursives qui circulent autour de la question francophone, ainsi que sur la compréhension que s’en font les journaux en Colombie, lesquels contribuent à la formation des discours, des imaginaires, des systèmes de croyances et de valeurs des communautés sociales.
Le discours de presse est donc un discours qui se situe dans le terrain du social et participe à la construction du/des sens de l’événement, de l’actualité ou de l’objet discursif. Il est même une « machine à fabriquer du discours » (Charaudeau, 2011), ou, comme le dit Pardo Abril (2007), l’un des discours qui rend compte de la manière dont les savoirs sociaux se constituent, demeurent ou disparaissent. Il faut pourtant d’emblée signaler deux éléments à garder à l’esprit pour mener à bien l’analyse, surtout si l’on tient compte des nouvelles dynamiques et de l’évolution de la presse dans un contexte d´émergence explosive de différents circuits d’information. Tout d’abord, le discours de presse est fortement institutionnalisé par les dynamiques identitaires des journaux, le traitement d’un événement ou d’un objet d’information et les règles propres des discours journalistiques liées aux genres textuels (Ringoot, 2014), lesquels sont en même temps apparentés à l’histoire et à la culture du lieu d’énonciation. De ce point de vue, analyser le discours de presse revient à pénétrer au cœur de réseaux institutionnels des groupes de rédaction et des décideurs de l’information qui devrait circuler, ou non, dans l’espace public. Voilà qui nous amène à considérer l’impact des relations entre la presse et, par exemple, le monde politique ou le secteur financier (les entreprises, les groupes d’entreprises, etc.) sur ce qui est effectivement publié : la manière dont les informations sont présentées et participent à la construction des acceptions d’un phénomène.
Ce premier élément conduit à introduire concrètement le deuxième élément : la montée en puissance de la communication institutionnelle. En effet, la presse est souvent « bombardée » par des groupes d’entreprises, des organisations et des institutions, qui lui transmettent des communiqués officiels ou des documents de communication qui, parfois, sont peu traités par les rédactions des quotidiens. Ainsi, il est essentiel de s’interroger sur les conséquences de cette articulation qui, dans cette logique, ferait des institutions des références premières en matière de configuration de discours, d’imaginaires et en général, en matière de construction de sens à travers l’espace public. Tout comme dans le domaine de la didactique du français, les lecteurs des quotidiens feraient alors l’objet d’une transposition discursive du dispositif de la francophonie au sein des instances institutionnelles, tandis que les médias endosseraient le rôle de « énonciateurs » des intentions desdites instances. À cet égard, analyser le discours de presse signifie, d’une part, s’introduire dans un discours relativement « homogène » correspondant au niveau du sens commun et qui, en même temps, se structure dans un espace de conflictualité, de rapports de force et d’alliance. D’autre part, cela revient à dévoiler les mécanismes et les configurations de sens qui sont à la base du symbolique et qui le rendent visible (Charaudeau, 2011). Avant d’entrer dans les détails relatifs à la dynamique du sens, il convient de définir les caractéristiques majeures du discours étudié, dans le sens où elles contribuent à sa production, mais également à son interprétation. Celles-ci correspondent à l’effet d’objectivité, la polyphonie constitutive et le postulat de dialogisme et mémoire.
L’effet d’objectivité est l’un des grands principes du discours de la presse. En effet, les pratiques journalistiques visent à s’inscrire dans une logique d’objectivité - qui est tout au plus une visée objective - face à l’information présentée ou à présenter par ceux qui l’organisent, la traitent et la diffusent. Dans cette perspective, Lemieux (2000) conçoit trois règles dénommées « grammaires », sous-jacentes au métier du journaliste, qui pourraient concourir à cette quête d’objectivité :
la grammaire publique, composée par des formes de distanciation énonciative « entre locuteur et source, de recoupement de sources, de vérification et de preuve, de respect de différents points de vue et de séparation des faits et des commentaires » (Rabatel & Chauvin-Vileno, 2006, p. 12).
la grammaire de la réalisation, qui se rapporte aux formats de production de l’information et conditionne, entre autres, la longueur des articles, les images et les procédés captivants vis-à-vis du public.
la grammaire naturelle, qui s’intéresse aux relations entre le journaliste et ses sources, le traitement, la restitution fidèle de leurs propos, etc.
Si l’on y regarde de plus près, bien que ces trois grammaires se veulent garantes d’une certaine objectivité dans la pratique du métier de journaliste, la réalité est qu’elles sont toutes soumises à la subjectivité, à des degrés différents. Ainsi, si on prend par exemple en considération la première grammaire, rattachée à la production du discours, elle suppose de répertorier différents procédés énonciatifs permettant au journaliste de prendre de la distance avec son propos et, ainsi, d’attester un traitement “ objectif “ de l’information, de l’événement, ou d’un objet discursif quelconque. Il nous est donc possible d’affirmer que l’objectivité pure est une illusion. Les procédés dits “ d’objectivité “ comprennent les citations, l’emploi de guillemets, le discours rapporté ou indirect, les noms totalisants, et les formes impersonnelles, entre autres.
Pour asseoir l’horizon d’objectivité, une autre caractéristique qui cherche à garantir une sorte de neutralité est la polyphonie présente à différents niveaux (Krieg-Planque, 2000). En premier lieu, on constate l’effet de la polyphonie dans l’hétérogénéité des genres à l’intérieur d’un journal, à savoir des textes produits par la rédaction (la brève, le fait divers, le reportage, etc.), des textes signés par des membres du journal (l’éditorial), ainsi que d’autres textes (comme les tribunes) élaborés par des figures extérieures au journal mais qui y sont introduits suivant les normes de la rédaction. Cette différenciation générique a pour conséquence la mise en œuvre de différentes voix qui construisent l’actualité à partir de procédés polyphoniques variés, tels que des citations et différentes formes de discours rapporté, cherchant ainsi à valider le propos par la pluralité des sources.
En deuxième lieu, selon Krieg-Planque (2000), le journal regroupe des textes écrits d’une seule main, comme l’éditorial, mais aussi d’autres élaborés et ré élaborés par différentes mains, comme la dépêche, ce qui donne lieu à des reformulations et à des paraphrases de ceux qui réécrivent - et transforment - les textes. Cela est lié à l’effacement des sources : une pratique apparemment ancrée au métier journalistique qui rend difficile l’identification de « l’instance de validation » (p. 5). Dans ce cas, on ne sait plus qui a tenu tel propos, ni comment, ni quand, ni pourquoi : c’est le journaliste qui présente l’information, comme ayant toujours une source, malgré l’évidence de la polyphonie intrinsèque du discours de presse.
Ce deuxième élément est d’ailleurs repérable dans le corpus de cette étude, dans la mesure où les articles portant sur la francophonie et la langue française en général semblent être fondés sur des dépêches d’agence ou des communiqués de presse adressés aux médias par les services de communication des institutions concernées : les Alliances françaises, les Instituts Français ou les ambassades francophones (en l’occurrence, les ambassades de France, du Canada et du Maroc). Dans cette optique, il est clair que le travail à plusieurs mains comprend des procédés de reprise et de reformulation qui impliquent l’effacement de la source - les communiqués de presse, notamment -, ce qui a pour conséquence une confusion énonciative et une présentation de l’information potentiellement biaisée. Comme dit précédemment, une nouvelle circularité s’esquisse : les institutions du dispositif francophone auraient un rôle important à jouer dans la diffusion des informations, dans la construction des sens sociaux, des imaginaires de la francophonie et des expressions en langue française par le biais de la presse écrite.
La polyphonie constitutive pourrait se traduire en termes de dialogisme et de mémoire inscrits dans les séquences énonciatives, en circulation dans les médias et, en particulier, dans la presse écrite. Comme nous l’avons signalé, différents procédés faisant appel à des dires autres fonctionnent comme des rappels mémoriels qui, à la fois participent à la (re)construction de la mémoire d’une communauté socio-langagière quelconque, et à « l’intelligibilité » - de même qu’à l’élaboration - du sens social des événements (Moirand, 2007) et de l’information énoncée. Ces procédés pourraient être synthétisés, de manière non exhaustive, en termes de phrases citées, reformulées, rapportées, expliquées, contredites et débattues, discursivement analysables dans un cadre dialogique (Moirand, 2006, 2007), c’est-à-dire à partir d’une perspective d’entrecroisement discursif.
Or, si l’on convient que la constitution du discours médiatique est essentiellement plurielle (Moirand, 2007), c’est parce que des relations de dialogue, de réinterprétation ou de contradiction s’établissent avec des discours autres, des discours anticipés ou des discours antérieurs, qui permettent de donner une relecture aux événements et aux énoncés, en les situant non seulement dans leur contexte situationnel, mais aussi dans leur « histoire interlocutive, intertextuelle et interdiscursive » :
L’énoncé n’est pas seulement co-construit par les interlocuteurs […] mais il est le produit de la situation sociale dans laquelle il a surgi ; l’objet dont on parle a toujours été « pensé » avant par d’autres et les mots sont toujours « habités » des sens qu’ils ont déjà rencontrés (Moirand, 2006, p. 41).
Cela explique d’ailleurs que des titres tels que « Francofonía, a la conquista del mundo (La Francophonie, à la conquête du monde) » [El Tiempo, 5 avril 2000, « Culture »] ou « El francés conquista el mundo (Le français conquiert le monde)» [El Tiempo, 20 avril 1998, « Éducation »] présupposent un indice mémoriel historique au travers du mot « conquête », lié forcément aux processus de colonisation de l’Empire français.
Afin de mieux cerner les contours de la francophonie dans le discours de la presse de différents journaux et magazines journalistiques colombiens, un corpus de 35 articles journalistiques a été sans distinction de genre (des articles de presse, brèves, courrier des lecteurs, reportages et articles d’opinion, principalement). Ces articles, publiés entre 1997 et 2018, ont été diffusés à l’échelle régionale et nationale, couvrant la période allant du premier article trouvé en ligne concernant la question francophone jusqu’au moment de construction du corpus. Pour sa construction, quatre termes ont été définis, pour la recherche des articles, sur le moteur de recherche avancée de Google, à savoir francofonía, francófono, francófona, lengua francesa et francés. Ce choix comprend la notion de francophonie, articulée étroitement avec la langue française, étant donné que la probabilité d’y trouver des informations portant sur la question francophone, liée nécessairement au français de la presse écrite colombienne, s’avère beaucoup plus importante. Voici les résultats affichés par Google en utilisant la modalité de recherche avancée réunis dans le Tableau 1.
Ce tableau rend compte de la proportion d’articles de presse publiés dans les différents quotidiens et magazines régionaux et nationaux, ayant abordé le sujet de la francophonie et/ou de la langue française entre 1997 et 2018. Selon ces informations, 24 articles (soit 68,6 %) ont été diffusés dans la presse nationale, quand 11 (soit 31,4 %) ont été publiés dans plusieurs quotidiens de la presse régionale et locale de Bogota. Cet état des lieux semble cohérent étant donné l’envergure et le statut des deux premiers journaux (El Tiempo et El Espectador) et du magazine Semana, en tête du tableau. Il est à préciser que tous les journaux et magazines du corpus disposent d’un site web (outre la version imprimée), de sorte que les articles sont tous disponibles en ligne et en libre accès.
Or, pour une première lecture du corpus, on a utilisé le logiciel de traitement automatique des données Iramuteq (version 07, alpha 2), qui propose des calculs statistiques de type lexicométrique sur des corpus textuels. Concrètement, deux types d’analyse ont été obtenus : l’analyse de similitudes et l’analyse de classification hiérarchique descendante (CHI). La première détermine la proximité des relations entre les éléments d’un corpus présentés sous la forme d’arbres et en fonction d’un indice de cooccurrence, celle-ci ayant pour principe de « déterminer dans un corpus, les mots, les groupes de mots, les lemmes, les catégories qui s’attirent, c’est-à-dire qui ont tendance à apparaître ensemble dans un même environnement […] ou qui se repoussent » (Née, 2017, p. 113). De son côté, l’analyse chi détermine des ensembles d’énoncés, ainsi que les mots pleins de ces ensembles, indépendamment des divisions du corpus (variables) créées en amont (Née, 2017).
Cette première lecture statistique au niveau lexical est complétée par un deuxième choix méthodologique qui correspond à l’analyse linguistique du discours, laquelle prend les formes énonciatives, lexicales, modales, citationnelles, etc., pour accéder au sens discursif. Fondées sur l’appareillage conceptuel des théories de l’énonciation d’ordre linguistique, les analyses de discours d’orientation linguistique utilisent principalement l’énoncé et le texte comme outil empirique de base pour dévoiler les mécanismes de production de sens, lequel est à la fois compris dans sa complexité et dans l’hétérogénéité où il s’inscrit. La signification est donc « consubstantielle au sens et devient alors également elle-même objet à part entière de la recherche relevant de la connaissance large des phénomènes sociaux » (Garric, 2012, p. 19).
Par ailleurs, cette orientation méthodologique de l’analyse compte sur la mise en rapport de deux grandes dimensions : celle de la signification (catégorie des entités lexicales) et du sens inscrit dans les mécanismes linguistico-discursifs, rendant compte de l’hétérogénéité caractéristique des phénomènes sociaux. Il est pertinent d’insister sur le fait que cette orientation méthodologique privilégie particulièrement l’analyse des « mécanismes sémantico-discursifs et pragmatico-discursifs de production du sens discursif » (Galatanu, 2018, p. 38), c’est-à-dire l’étude des opérateurs langagiers et des stratégies discursives, producteurs de sens en lien avec les spécificités de la réalité sociale.
Toutefois, la question qui se pose est de savoir quels sont les indices constitutifs du matériau linguistique de ce corpus. Pour y répondre, il convient de s’appuyer sur la notion de registre discursif de Pierre Achard (1993), entendue comme une hypothèse socio-discursive formulée en fonction de certains déterminants extérieurs grâce auxquels on espère trouver des marqueurs, assurés par un certain positionnement énonciatif dans le discours : « on pourrait définir [le registre discursif] comme jeu de langage, style de vie, place sociale abstraite ou légitimité. Non que ces définitions soient synonymes, mais le registre n’a d’existence sociale que si elles ont un recouvrement suffisant » (Achard, 1993, p. 87).
C’est ainsi que dans les registres discursifs, les indices se traduisent par l’étude de marqueurs énonciatifs et argumentatifs, de marques modales et d’univers référentiels (au niveau local, selon Rastier, 2011), lesquels empruntent notamment des phénomènes d’anaphore, de catégorisation, de définition, de qualification, de constructions syntaxiques, etc. La régularité, les occurrences, l’itération et la distribution des indices permettent d’agencer des réseaux de cohérence et de construire des catégories discursives (niveau local-global), qui, prises dans la textualité et élaborées à partir des hypothèses de registres, sont à mettre en rapport avec des places sociales (Garric, 2014, p. 6) construites et attribuées aux sources d’information.
Ensuite, il s’agit de présenter les résultats obtenus et les analyses élaborées à partir de l’articulation des procédés quantitatifs et qualitatifs, dans le but de dévoiler les contours discursifs de la question de la francophonie dans la presse écrite colombienne. On examine ainsi les configurations discursives sur le sujet dans le corpus de base, à l’aide des indices linguistiques et discursifs étudiés, qui en même temps, élaborent des registres discursifs particuliers.
Le premier aperçu lexical du corpus de presse a été obtenu à travers la mise en place d’une analyse de similitudes, rendant possible l’élaboration de la Figure 1:
Cette première analyse de similitudes a affiché un effectif minimal de 17 occurrences et une fréquence maximale de 196. Cette affiche a été essentiellement gouvernée par une exigence de lisibilité des données, après manipulations par essai-erreur. Ainsi, les résultats de l’analyse des similitudes (à partir de formes non lemmatisées, c’est-à-dire qui conservent leur forme graphique) montrent différents éléments qui font appel à quelques lectures liminaires :
Avant toute chose, il est possible de repérer que les noyaux du graphique se subdivisent en six mots-axes, à savoir francés (français), más (plus), Francia (France) et, enfin, Colombia (Colombie) avec le plus grand nombre d’occurrences. Ceux-ci sont suivis par les unités faisant référence aux mots país (pays) et francesa (française), cette dernière étant le plus souvent associée à lengua (langue), literatura (littérature) et Alianza (Alliance). Or, si on regarde de près chaque unité lexicale, il est possible de soulever certaines pistes quant aux imaginaires locaux de francophonie élaborés par la presse écrite.
On peut voir, par exemple, que le mot Francia (France -176 occurrences) évoque trois champs sémantiques relativement proches les uns des autres. Le premier renvoie à educación (éducation) et à estudiantes (étudiants), étant donné que, d’une part, ce pays reçoit une quantité considérable d’étudiants colombiens et que, d’autre part, il compte parmi les destinations préférées des étudiants colombiens souhaitant poursuivre leurs études à l’étranger. Ce champ sémantique s’articule volontiers à un deuxième : celui de la coopération (cooperación). En effet, le repérage co-textuel et contextuel met en évidence que la coopération binationale entre la Colombie et la France porte un intérêt tout particulier pour l’éducation et l’innovation scientifique, au travers de conventions entre institutions (universités, institutions scientifiques, etc.). Cette coopération se matérialise, en outre, dans un troisième champ sémantique lié au moment discursif de l’Année France-Colombie 2017 (Año Colombia-Francia 2017); un évènement politique binational de grande envergure visant à mener à bien des accords entre ces deux pays, au niveau de l’éducation, de la culture et de l’économie, entre autres.
Ces premiers rapports lexicaux entre la question francophone, l’éducation et le travail se voient consolidés par une analyse de classification hiérarchique descendante, effectuée grâce au logiciel Iramuteq®. Voir visuel ci-dessous.
Sur la Figure 2, on peut observer que l’unité Francia (France) reste la dominante d’une classe principalement élaborée autour de l’éducation et, en moindre degré, du travail. Des lexèmes, tels que estudiante (étudiant), país (pays), estudiar (étudier), intercambio (échange), académico (académique), empleo (emploi), universitario (universitaire), empresa (entreprise) et estudio (étude), contribuent à l’élaboration sémantique d’un premier registre discursif de l’éducation et du travail de la francophonie, prenant précisément pour point de départ le rubriquage éducation, voire économie, dans la presse écrite. Ces premières observations conduisent à l’hypothèse selon laquelle ce registre éducatif et professionnel- entendu en tant qu’espace de déploiement social du discours- témoignerait d’un positionnement lié à un préconstruit - ceci entendu comme « une construction antérieure, extérieure, indépendante, par opposition à ce qui est construit dans l’énonciation » (Courtine, 1982, p. 35) mais linguistiquement analysable - par lequel la langue serait instrumentalisée dans le but d’atteindre des objectifs individuels d’ordre plutôt pragmatique. La suite de notre réflexion reviendra sur l’étude de cette première hypothèse.
Comme envisagé précédemment, si l’on reconsidère l’analyse des similitudes, l’unité lexicale francés (français) apparait comme un noyau important dans le graphique (176 occurrences). Elle est envisagée principalement en tant que langue (lengua, idioma), entretenant une forte relation avec le mot cultura (culture) et personas (personnes). De plus, le verbe renvoyant au savoir acquis, aprender (apprendre), est aussi relié au français, dans la mesure où, sans nul doute, une idée d’apprentissage pragmatique de la langue est ouvertement répandue en Colombie. Effectivement, comme nous l’avons pu observer dans les stéréotypes lexicaux rattachés au syntagme langue française, toujours plus de colombien.e.s se lancent dans l’apprentissage du français, en ayant en tête le démarrage ou la poursuite de leurs études et/ou l’obtention d’un poste de travail à l’étranger . Francés (français) est aussi rattaché aux lexèmes mundo (monde), qui renvoie à une compréhension globale de la langue (le français étant perçu comme l’une des langues les plus parlées et offrant, de manière générale, de nombreuses opportunités académiques et professionnelles, entre autres) et francofonía (francophonie), notion qui communément est associée au mois de marzo (mars), à l’unité fiesta (fête) et au substantif mujeres (femmes). Cela nous amène à penser qu’une première idée de francophonie dans la presse écrite colombienne serait évidemment reliée à la célébration d’une journée particulière pendant le mois de mars, consacré à la langue française, et à la fois, de manière très discrète, à une réflexion sur les femmes (féminisation de mots, projection culturelle à travers les femmes). Cela constituerait une réflexion intéressante, orientée vers des phénomènes de transgression et de déconstruction des codes occidentaux. On pourrait alors se questionner sur le l’absence de références aux discours de la pluralité, de la diversité et de l’hétérogénéité des peuples dits francophones, si ces références sont réduites à la commémoration d’une journée festive de la langue française.
Or, à part le fait que le mot lengua (langue) renvoie habituellement à l’adjectif épithète francesa (française) -comme signalé précédemment -, cet adjectif fait ressortir son rapport avec les unités literatura-francesa-(littérature française), novela (roman) et alianza (alliance). Cette cooccurrence peut inférer une compréhension de la francophonie à partir d’un imaginaire relié d’abord au cliché classique de la littérature française - le roman étant le genre le plus cité - renforçant ainsi l’association du domaine littéraire français et son prestige national et international (Moura, 2013). Par ailleurs, cet imaginaire a recours à la présence et aux actions de l’Alliance Française, institution française qui constitue inévitablement un référent institutionnel dans le pays pour tout ce qui concerne la langue et la culture française. De cette manière, la représentation de la France et du français à l’échelle mondiale prend corps sous la forme institutionnelle de l’Alliance Française, configurée comme le centre légitime pour la promotion et la diffusion de la France, de la langue et de la culture française, ainsi que pour la francophonie1 dans l’espace public à l’étranger. Elle se veut donc la représentante du dispositif francophone aux yeux de la presse et, par conséquent, celle en charge de « faire connaître » et de proposer des débats sur les enjeux propres aux réalités des espaces francophones.
Enfin, un intérêt particulier pourrait se porter sur l’emploi itératif de l’adverbe intensif más (plus, davantage- 196 occurrences)2. On peut observer, dans le graphique, que cette unité est liée aux noms países (pays au pluriel), millones (millions) et jóvenes (jeunes), renvoyant à l’élaboration d’un imaginaire local de la langue française ; imaginaire qui repose notamment sur la quantité de personnes et de pays qui « parlent » ou utilisent cette langue dans le monde, ainsi que sur une représentation d’un public plutôt jeune comme étant le plus intéressé par l’apprentissage du français. Par ailleurs, un premier examen du cotexte permet de repérer que cet adverbe est souvent employé comme :
Marque de comparaison graduée :
la universidad -más (la plus) francófona (El Tiempo, Vivre, 20 juillet 2017)
los canadienses son las personas más (les plus) amables del (El Tiempo, Opinion, 5 octobre 2015)
Marque de quantification : (más de- plus de)
el francés […] agrupa a más de (plus de) 250 millones de francoparlantes (El Tiempo, Culture-loisir, 20 mars 1997)
[Quebec] es también la única provincia en dónde el francés es la lengua oficial y de uso común en más del (plus de) 80 % de su población (El Universal, Économie, 2 octobre 2014)
Locution adverbiale : (más allá de- au-delà de)
El auge de la cultura francesa es enorme. Más allá de (au delà du fait que) que Francia quiera mostrar su cultura, los países latinoamericanos la solicitan […] (El Tiempo, Éducation, 20 avril 1998)
[…]aprender francés, más allá de (au delà des) las oportunidades laborales y educativas, permite comunicarse con otros 200 millones de personas francófonas […] (El Tiempo, Éducation, 25 mars 2017)
Ces différents emplois de l’adverbe más (plus), en congruence avec les rapports fréquentiels et de cooccurrence de l’analyse de similitudes, pourraient mener à la formulation d’une hypothèse portant sur l’un des discours inscrit dans l’interdiscursivité : le fait francophone, associé à l’idée de « parler la langue française », est envisagé à travers le prisme de l’abondance, qui pourrait se traduire par de l’admiration et du prestige, mais aussi en termes d’opportunité. De manière générale, il semble que ces premières observations ouvrent le chemin à l’élaboration d’une doxa, portant sur les multiples conceptions de la francophonie. On insiste d’une part sur l’importance de parler la langue française pour assurer un avenir de succès académique et professionnel individuel à l’étranger, notamment lorsqu’il s’agit des jeunes. Ceci est un argument fondé principalement sur les chiffres et les projections institutionnelles de l’OIF concernant l’expansion de la langue française, au sein de laquelle la jeunesse constitue l’un des moteurs de dynamisation de la langue. D’autre part, l’imaginaire de la France en tant qu’axe de la francophonie est renforcé, apparaissant davantage comme référent historique de la culture universelle ainsi que de ses institutions, et principalement de l’Alliance Française. Effectivement, celle-ci se présente comme leader naturel de la promotion de la langue et la culture françaises, de même que de la francophonie.
La reconstruction contextuelle de la notion de francophonie dans ce corpus permet de mieux élaborer l’hypothèse portant sur l’inéluctable relation entre francophonie et langue française. En effet, dans la presse écrite, il est possible d’observer que la distinction entre ces deux notions est parfois confuse, de sorte qu’aborder le sujet de la francophonie amène souvent, de façon restreinte, à traiter la question de la langue française et de sa présence en Colombie. En corrélation avec cette observation, nous avons identifié plusieurs indices linguistiques visant à convaincre le lecteur de l’intérêt d’apprendre et de parler la langue française - de manière directe et indirecte - afin d’atteindre une quête d’ordre utilitaire : sa mobilité sociale, académique et professionnelle. Ce phénomène pourrait relever de la construction de ce que Charaudeau (2009) dénomme « objet de quête désirable », inscrit ici dans un registre discursif de l’éducation et du travail.
L’auteur définit la construction de cet objet de quête comme une caractéristique du discours publicitaire. Il semble adopter une forme d’organisation narrative et argumentative spécifique au discours propagandiste, c’est-à-dire à un discours à visée principale de séduction ou « d’incitation ». Dans cette visée, on observe les faits suivants :
le Je veut faire faire (faire penser ou faire dire) quelque chose à Tu, comme dans une visée de « prescription », mais ici, le Je n’est pas en position d’autorité, il ne peut pas obliger à faire, seulement inciter à faire. Il doit alors avoir recours à un faire croire, dans l’espoir que le Tu y adhère et agisse (ou pense) dans la direction souhaitée par le Je. Le Tu (individu ou public), percevant que le sujet parlant n’est pas en position d’autorité, se trouve alors en position de devoir croire ce qui lui est dit. Pour arriver à cette fin de faire croire et placer l’instance de réception en position de devoir croire, le discours d’incitation s’organise selon un double schème cognitif : narratif et argumentatif. (Charaudeau, 2009, p. 2)
Ainsi, l’instance de production installe discrètement un imaginaire amenant à s’approprier l’objet de la quête, en ayant recours soit à la narration - dans laquelle l’interlocuteur se situe comme « le héros » de la quête - soit à l’argumentation, qui impose à l’instance de réception « un mode de raisonnement et des arguments pour lever des objections possibles au regard du schème narratif » (Charaudeau, 2009, p. 2). Dans cette logique, si nous nous accordons sur le fait que le discours journalistique repose sur le principe d’informer - c’est-à-dire qu’il vise à « faire savoir » à un sujet dépourvu d’information -, dans notre corpus de presse écrite, cette visée semble alors fusionner avec une visée d’incitation : il s’agit de « faire croire », voire d’amener à « devoir faire ». De manière indirecte, cela pourrait relever du discours de persuasion. Ainsi, cet effet persuasif se fonde sur la construction de l’objet de quête, mettant fin à l’objectif de maîtriser la langue française pour « vendre » un autre projet : le développement académique et professionnel personnel qui renforce une rationalité néolibérale de l’éducation (Brown, 2015). C’est ainsi que la langue française n’est pas le but ultime de la quête mais son auxiliaire, son instrument.
Différents indices, entrant notamment dans des procédés d’intensité, semblent contribuer à l’élaboration de cet objet de quête à visée incitative, que l’on pourrait qualifier de promotionnelle, et par conséquence, semblent stabiliser le registre discursif de l’éducation et du travail.
Comme nous l’avons signalé plus haut, l’adverbe más (plus - 196 occurrences) est un indice linguistique particulièrement fréquent dans l’ensemble du corpus. Le dépouillement de la texture textuelle nous a permis d’identifier les différents emplois de cet opérateur, qui fonctionne comme modificateur et détermine l’intensité d’un adjectif, d’un nom ou d’un adverbe, dans des constructions de comparaison et de supériorité :más + adjetivo (plus + adjectif) ; más de (plus de) ;el más/la más (le/la plus). Considérons ces quelques exemples :
a. El francés, la quinta lengua más hablada (la plus parlée) y la segunda más estudiada (la plus étudiée) del mundo, toma cada vez más fuerza (de plus en plus de force) en América Latina. (El Tiempo, Internationale, 12 mars 2016)
b. […] 3500 de ellos son jóvenes estudiantes inscritos en los establecimientos franceses de educación superior, que representan la segunda comunidad estudiantil latinoamericana más grande (la plus grande) en el país galo después de Brasil. (El Universal, Culture, 21 mars 2017)
c. […] los colombianos son los más requeridos (les plus demandés) en su provincia debido a que muchas de las carreras profesionales y tecnológicas de aquí tienen más facilidades (plus de facilité) para ser homologadas al entrar al mercado laboral en Quebec […] (El Tiempo, Vivre, 20 juillet 2017)
Il est intéressant de remarquer que dans ces extraits, les formes superlatives sont souvent accompagnées de données comptables (chiffres, dimensions) afin de rendre objective l’information présentée. L’emploi du superlatif et d’autres opérateurs quantificateurs d’intensité, comme muy (très - 50 occurrences), mucho (beaucoup - 25) et en moindre proportion menos (moins - 13), bâtissent une argumentation aux effets de persuasion objective indirecte. Dans cette logique, l’emploi de l’adverbe plus, comme indice intensificateur d’adjectifs, marque un possible positionnement du sujet énonciateur (grand, utilisée, facile, demandés, étudiée, etc.). Cet adverbe est renforcé par l’intégration de références factuelles qui dissimulent une visée persuasive et apparaissent aux yeux des lecteurs comme des données d’information sur l’importance de la langue française et des Colombiens, entre autres.
Si nous regardons de plus près, dans les séquences, l’emploi du superlatif renforce, par exemple, le fait que la langue française soit présentée comme l’une des plus utilisées actuellement dans le monde et que son impact augmente en Amérique Latine. Par ailleurs, la quantité d’étudiants colombiens en France est mise en valeur pour montrer qu’il s’agit d’une communauté importante au sein de ce pays. Finalement, le superlatif est employé avant tout pour s’adresser directement aux Colombiens, en insistant sur leurs parcours professionnels et la facilité d’intégrer le marché du travail québécois. De ce point de vue, on peut signaler que la dimension expressément quantitative de l’argumentation configure un imaginaire instrumentalisé de la langue française. En outre, sa référence utilitaire est particulièrement renforcée, dans la mesure où elle ne reçoit ici que des qualificatifs pragmatiques. Cette instrumentalisation de la langue a donc pour effet de conforter une vision individualiste de l’apprentissage des langues, en fonction de projets exclusivement personnels au service des logiques économiques de la mondialisation, de la compétitivité, de l’échange et au service d’une communication efficace en vue de sa réussite professionnelle. Par conséquent, sa dimension culturelle et plurielle est réifiée, voire occultée, puisqu’elle ne s’ajusterait pas aux dynamiques technicistes du marché.
Or, sachant qu’une partie de l’argumentation du corpus de presse se fonde sur ces formes de comparaison et de supériorité (le superlatif), on voit alors s’élaborer une technique argumentative qui produit un effet d’aveuglement. Ce dernier, consistant à « détourner l’attention de l’interlocuteur vers un autre fait analogique qui sous couvert de ressemblance empêche de considérer la validité de la preuve » (Charaudeau, 1992, p. 822), se veut un procédé d’exagération faisant porter l’attention sur la spectacularité de ce qui est marqué comme meilleur ou supérieur. Perelman (1992, cité par Garric & Léglise, 2005) explique que « les jugements faisant état du superlatif sont bien plus impressionnants, en partie par leur aspect quasi logique, que des jugements modérés. [...] Leur caractère péremptoire dispense aussi plus aisément de preuve » (p. 331). Dans cet ordre d’idées, l’intention de persuader le lecteur d’apprendre une langue ou d’immigrer dans un territoire “prometteur d’opportunités”, ainsi que la volonté de mettre en valeur les programmes de coopération binationaux, n’a pas besoin de grandes preuves d’authenticité. Force est de constater que les formulations impressionnantes de la comparaison et surtout du superlatif, accompagnées par des chiffres, constituent les modalités préférées de la presse écrite pour agir sur le lecteur, suivant ainsi le principe pragmatique de la persuasion ou de l’incitation à apprendre une langue. Cette langue est conçue ici comme un instrument pour effectuer un objet de quête majeur : la mobilité sociale au moyen de l’éducation et du travail dans les pays francophones susmentionnés.
Parallèlement, on peut noter que dans les séquences (a) et (b) présentées plus haut, l’intégration de quantificateurs évoquant un classement (la quinta lengua- la cinquième langue -más hablada y la segunda- la deuxième langue - más estudiada del mundo ; la segunda comunidad- la deuxième communauté -estudiantil latinoamericana más grande) permet d’ajouter un effet de précision et d’objectivité des propos, ce qui - en l’occurrence - rendrait compte de l’importance d’apprendre la langue française à l’heure actuelle et de la taille (non-négligeable) de la communauté d’étudiants colombiens en France. Ces unités repérées créent en outre un effet de préconstruit, dans la mesure où elles renvoient - tout en les construisant - à des imaginaires pragmatiques préexistants qui rendent compte d’une évidence ou d’une connaissance collectivement partagée, peu contestable et circulant dans l’espace public. Cette évidence réside dans l’apprentissage d’une langue étrangère comme garant de progrès académique et professionnel, particulièrement en France et au Québec.
Finalement, nous repérons d’autres modalités d’intensité intégrant le marqueur de quantité plus de et des chiffres :
e. Sí, después del inglés, el francés es la lengua que está en más países del mundo. El Ministerio de Asuntos Exteriores de Francia calcula que, en 125 países, hay más de 300 millones (il y a plus de) de francófonos. (El Tiempo, Éducation, 20 avril 1998)
f. Su territorio equivale a casi una vez y media el de Colombia, pero con el mismo número de habitantes que Bogotá. Es también la única provincia en dónde el francés es la lengua oficial y de uso común en más del 80 % (plus de 80 %) de su población. (El Universal, Économie, 2 octobre 2014)
g. […] Más de 710 millones (plus de) de personas habitan en los países de la OIF, de los cuales se estima que existen 180 millones de franco parlantes. (Portafolio, Économie, 19 mars 2007)
h. Todas estas facilidades han hecho posible que “en el momento, más de 2 300 alumnos colombianos (plus de) estudien en Francia”. De hecho, “Colombia es el país de América Latina que más estudiantes envía a Francia”, concluyó la coordinadora [de la Alianza Francesa en Colombia de la época] (El Espectador, Vivre, 10 mars 2010)
Dans ces quatre séquences, le recours à des chiffres a pour but d’objectiver l’information présentée ainsi que d’insister sur une évidence à partir de l’accumulation. Pour autant, la quantification portée par l’indice más de (plus de) introduit une valeur d’évaluation subjective qui rend compte d’un « dépassement d’une limite quelconque qui n’est pas jugée comme une référence à ne pas dépasser » (Charaudeau, 1992, p. 267). Sans aucun doute, ce plus s’apparente à une expression factuelle du préconstruit qui contribue à l’apparition d’un discours discret de persuasion, incitant les lecteurs à prendre connaissance du panorama du français en termes quantitatifs ; les chiffres donnés dépassant probablement l’exactitude des données. Ceci a pour objectif de : a) rendre compte de la quantité importante de francophones et d’habitants en territoires francophones dans le monde (Extraits e, f et g) ; puis, b) informer sur la quantité d’étudiants en France (Extrait h), pour ainsi encourager les lecteurs (ou les responsables de l’éducation) à considérer la langue française comme un outil afin de se former en France ou d’immigrer au Québec. Indirectement, on dirait qu’afin d’améliorer leur qualité de vie et de devenir des représentants de la Colombie à l’étranger, pour ainsi faire partie de ces chiffres « très attirants ».
On peut cependant se demander si ces procédés langagiers ne constituent pas des outils stratégiquement agencés dans le but de présenter le français comme une alternative puissante face à la langue anglaise. À nos yeux, il ne s’agit pas d’un simple jeu de chiffres : l’emploi de cette ressource quantitative, ayant un effet objectivisant, ne cherche qu’à convaincre que le français est aussi - et toujours - une langue très puissante et influente à grande échelle, puisque les étudiants de cette langue sont si nombreux. Ainsi, la rivalité entre le français et l’anglais s’actualise, de sorte que devenir francophone peut s’interpréter comme acte de résistance face à l’hégémonie symbolique de la langue anglaise. Cette idée peut aussi être constatée dans le discours au moyen de propos tels que celui de l’ambassadeur du Maroc, portant sur la nécessité d’étendre les actions de la francophonie : « [le défi de la francophonie] tiene que ser un mecanismo para la cooperación económica y para la investigación en tecnología, ya que hoy predominan el inglés y el español » (El Tiempo, International, 12 mars 2016).
Qui plus est, nous postulons que, tant les formes d’intensité que les citations - comme des sources de véracité, porteuses d’un effet d’authenticité (Charaudeau, 1992) -, témoignent des dires contribuant à renforcer l’intention de persuader le lecteur non seulement d’apprendre une langue - en l’occurrence, le français - mais aussi d’immigrer dans un autre pays, afin de garantir sa mobilité sociale à travers le travail et l’éducation. Effectivement, cela dépasse le simple apprentissage d’une langue étrangère : il s’agit ici de la consolidation de l’imaginaire socio-discursif des modèles de sociétés et de bien-être, regroupant des styles de vie “souhaités” ou “idéalisés” par les habitants de « pays émergents ». Ce phénomène social pourrait s’expliquer par la notion de « l’Ouest et le reste » [the West and the rest], développée par Stuart Hall (2018).
Pour le sociologue, l’idée du West (Occident) fait référence à un « construit » qui, au-delà de sa conception géographique, revêt une dimension historique renvoyant à un type de société « développée, industrialisée, urbanisée, capitaliste, séculaire et moderne ». Dans cette perspective, n’importe quelle société pourrait s’inscrire dans cette métaphore de l’« Occident », à partir du moment où elle possède les caractéristiques susmentionnées [By “Western” we mean the type of society […] that is developed, industrialized, urbanized, capitalist, secular and modern […] Nowadays, any society which shares these characteristics, wherever it exists on a geographical map, can be said to belong to “the West"] (Hall, 2018, p. 42). En partant de cette idée, l’imaginaire véhiculé par la presse écrite colombienne donnerait matière à une certaine idée de progrès, faisant là encore allusion à l’image positive des « pays développés », tels que la France ou le Canada, qui offriraient des opportunités professionnelles attrayantes tout en garantissant le bien-être et l’accès à l’éducation et à des conditions de vie privilégiés pour les Colombiens, ceux-ci étant situés dans une configuration territoriale, épistémique et politique « en voie de développement ». À cet égard, la notion de francophonie, ancrée à son rapport étroit avec la langue française, remet au goût du jour une formation discursive qui avance la dichotomie entre « le référent », « le meilleur » des peuples (connus communément en tant que “pays développés”) face aux sociétés censées “rattraper” ces modèles de société, en vue de progresser sur le plan politique, social, culturel, technologique, voire épistémique. Ainsi, l’ascension sociale sera garantie par l’accès à des opportunités de formation et de travail à l’étranger, particulièrement dans les pays de l’hémisphère nord.
En partant de l’analyse de l’hypothèse selon laquelle la francophonie serait liée au discours de persuasion et constituerait un objet de quête pour la mobilité sociale, il nous est possible de mettre en évidence que, dans la presse écrite colombienne, la question de la francophonie se construit principalement à partir de son rapport à la langue française et, plus concrètement, à sa visée pragmatique : s’insérer dans le monde du travail au Québec, poursuivre ses études en France, être embauché(e) par une entreprise francophone, etc. Tandis que peu nombreuses - voire inexistantes - sont les références à l’histoire ou aux enjeux culturels, sociaux et identitaires auxquelles renvoie un tel terme. En effet, nous postulons dans cet article que les formes d’intensité et les faits d’hétérogénéité énonciative - fonctionnant comme des sources de véracité, porteuses d’un effet de véridicité (Charaudeau, 1992) -, configurent dans la presse un registre discursif de l’éducation et du travail. Ce registre témoigne des dires contribuants, a priori, à renforcer l’intention de persuader le lecteur d’apprendre une langue - le français, en l’occurrence - ou d’immigrer dans un autre pays afin de garantir sa promotion sociale, à travers les opportunités de travail et d’éducation. Ce registre fait d’ailleurs écho aux intentions du dispositif institutionnel de la francophonie qui se confondent dans la mise en scène énonciative du discours de la presse : ce sont effectivement les institutions (ambassades, OIF, Alliance Française) qui semblent prendre la parole au travers de la presse.
Ce premier imaginaire s’articule volontiers à un second : la construction d’un objet de quête désirable, à partir d’un manque de départ exprimé de manière plutôt implicite, à savoir le trop peu d’opportunités universitaires et professionnelles en Colombie. C’est ainsi que l’emploi de procédés linguistiques comme les superlatifs, les chiffres et les marques d’intensité constitue une stratégie rhétorique de la presse : il s’agit d’élaborer cet objet de quête qui, à nos yeux, n’est autre que la mobilité sociale du Sud vers le Nord, à travers la promotion de l’éducation et du travail à l’étranger (en France et au Québec, principalement). Dans cette quête, la langue n’est pas la visée principale - comme cela donnait l’impression au départ - : elle prend le rôle d’auxiliaire au service d’un objectif pragmatique, rôle qui, à peu de chose près, se restreint à son statut de code. Là encore, la dimension culturelle, sociale ou historique se voit négligée.
Dans cette logique, se dessine une image de la francophonie qui répond à un discours utilitariste de la langue, lequel, à partir d’un schéma argumentatif d’orientation implicitement directif, « fait croire » que l’apprentissage de la langue française « ouvre des portes » de formation, de travail et par conséquent, de mobilité sociale, pour peu qu’on adhère au préconstruit répandu de l’éducation comme clé ou source de progrès. Cette visée de « faire savoir » se transforme en un « devoir faire », où ce « devoir » n’a pas la valeur d’obligation morale mais d’indication d’attente (Charaudeau, 2009) chez les lecteurs - les destinataires. De ce point de vue, si la francophonie consiste, entre autres, à savoir parler français, cette francophonie est déplacée pour être positionnée comme l’auxiliaire de l’objet de quête central. Ainsi, en tant qu’outil politique et économique, voire idéologique, l’apprentissage et l’utilisation du français répondraient à un propos techniciste conforme aux dynamiques de l’économie, du marché des échanges mondiaux et du progrès réduit au domaine individuel, autrement dit, conforme à la langue au service d’une logique néolibérale.
Alianza Francesa (s.f.). ¿Quiénes somos?https://alianzafrancesa.edu.co/bogota/nosotros/%20quienes-somos/
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